Si les émotions sont parfois considérées comme une source de perturbation, la recherche scientifique a su démontrer leur importance dans le domaine de la prise de décision et de la résolution de problèmes. Dans cet article, je vous propose un petit tour d’horizon pour comprendre la nature des émotions et leur impact sur nos apprentissages et nos performances.
Définition des émotions
Que sont les émotions ?
De manière simple, on peut définir l’émotion de la manière suivante1 : « réaction organisée et utile à une situation donnée ». L’émotion comporte 3 facettes2,3 :
- la réponse physiologique à un stimulus
- des réactions expressives et comportementales
- une expérience subjective : le sentiment. Celui-ci naît de l’association entre évaluation inconsciente, évaluation consciente et verbalisation des
autres facettes de l’émotion.
Une classification difficile
Traditionnellement, on recense un certain nombre d’émotions dites “primaires” (joie, tristesse, peur, colère, dégoût, surprise) et d’autres, secondaires (voire tertiaires), construites à partir de mélanges d’émotions primaires et de cognitions et d’appréhensions particulières. D’une manière générale, on a tendance à catégoriser les émotions en fonction de deux dimensions orthogonales :
- La valence : le fait qu’une émotion soit ressentie comme positive (ex : joie) ou négative (ex : tristesse).
- L’arousal ou excitation : le fait qu’une émotion soit d’intensité faible (ex : contrariété) ou élevée (ex : colère)
Chaque émotion possède ainsi à la fois une certaine valence (positive ou négative) et un certain niveau d’intensité. Cependant, cela n’est pas toujours suffisant pour faire la différence entre deux émotions. Ainsi, pour distinguer certaines émotions de valence et d’excitation équivalente (ex : peur et colère), on prend également en compte certaines sous-dimensions liées au contexte comme la notion d’effort, d’attention, de certitude, ou d’agentivité…
D’autres approches préfèrent directement regrouper les émotions par clusters (ou grappes). Cela signifie que les émotions sont regroupées par thématique ou en fonction de colorations particulières de l’expérience émotionnelle.
La roue des émotions de Robert Plutchik
Le psychologue Robert Plutchik a effectué un travail approfondi sur le sujet et a identifié 8 émotions primitives (qu’on retrouve également chez les animaux). Celles-ci s’opposent deux par deux (placées de manière opposée sur la roue des émotions). Comme pour les couleurs primaires, les émotions primitives peuvent gagner en finesse et en élaboration (éclaircissement sur une branche) ou se mélanger entre elles. On retrouve ainsi des mélanges appelés dyades et qui peuvent être de trois niveaux :
- Primaires (visibles sur le schéma ci-contre). Par exemple, l’amour est un mélange de joie et de confiance.
- Secondaires (mélange d’émotions voisines, à une émotion près). Si on mélange joie et peur, on obtient de la culpabilité.
- Tertiaires (mélange d’émotions voisines, à deux émotions près). En croisant tristesse et anticipation, on obtient le pessimisme.
On obtient ainsi une palette assez complète et exhaustive des émotions. C’est notamment sur la base de ce travail que de nombreux outils ont été développés pour aider (entre autres) les enfants à prendre conscience de leurs émotions et à les verbaliser (ex : la météo des émotions).
Un univers complexe
Une étude américaine de 2017 va encore plus loin, et montre toute la complexité de l’univers émotionnel chez l’homme4. Les chercheurs ont utilisé 2185 courtes vidéos qu’ils ont montrées à 853 participants. Ceux-ci devaient les qualifier soit :
- selon une taxonomie de 34 émotions,
- de manière libre,
- selon une catégorisation en 14 dimensions émotionnelles, fréquemment utilisées dans la recherche.
Chaque participant devait indiquer l’émotion qu’il ressentait au visionnage pour 12 à 30 vidéos (selon les cas).
Grâce à une analyse statistique poussée, les chercheurs ont pu identifier 27 pôles d’émotion distincts. Ces pôles ne sont pas des ilots isolés, puisqu’il existe des émotions “intermédiaires”. Cela démontre la présence de gradations entre ces pôles émotionnels forts. Les scientifiques affirment ainsi qu’il existe bien plus de 6 ou 8 émotions de base ! Néanmoins, d’un point de vu pratique (pédagogie, verbalisation, etc.), la roue des émotions reste un outil intéressant.
Voici la liste de ces 27 émotions identifiées par la recherche avec le terme correspondant en anglais :
[ezcol_1third]- Dégoût (Disgust)
- Horreur (Horror)
- Peur (Fear)
- Anxiété (Anxiety)
- Malaise (Awkwarness)
- Amusement (Amusement)
- Adoration (dans le sens “d’adorable” – Adoration)
- Joie (Joy)
- Admiration (Admiration)[/ezcol_1third][ezcol_1third]
- Stupéfaction / Ébahissement (Awe)
- Appréciation esthétique (Aesthetic appreciation)
- Calme, sérénité (Calmness)
- Envie de nourriture (Craving)
- Fascination (Entrancement)
- Confusion (Confusion)
- Nostalgie (Nostalgia)
- Amour romantique (Romance)[/ezcol_1third][ezcol_1third_end]
- Désir sexuel (Sexual desire)
- Soulagement (Relief)
- Colère (Anger)
- Surprise (Surprise)
- Douleur (Pain)
- Tristesse (Sadness)
- Ennui (Boredom)
- Excitation (Excitement)
- Intérêt (Interest)
- Satisfaction (Satisfaction)[/ezcol_1third_end]
La carte interactive des émotions
Les auteurs ont créé une carte qui regroupe toutes les vidéos. Celle-ci est disponible en cliquant sur le lien ci-dessous. En passant votre souris sur un point de la carte (marqué par une lettre), vous pourrez voir la vidéo correspondant au mélange d’émotions indiqué. En haut à droite, vous retrouverez également la catégorisation selon la taxonomie de 14 dimensions généralement utilisée pour décrire une émotion dans la recherche scientifique.
N’hésitez pas à explorer cette cartographie très intéressante et à voir si votre ressenti correspond à celui indiqué !
Cliquez ici pour ouvrir la cartographie complète dans un nouvel onglet.
L’impact des émotions sur les performances
Trop souvent, les émotions sont mises de côté dans les apprentissages et le travail. Elles sont simplement considérées comme un aspect à “gérer“. Elles peuvent pourtant avoir un impact très positif sur les performances. Ainsi, certaines d’entre elles vont susciter la motivation et l’entretenir, mais également favoriser la mémorisation et le rappel de connaissances. L’émotion est même une des bases de l’apprentissage5.
L’influence des émotions peut donc être tout autant positive que négative. Même si nous ne ressentons pas en permanence d’émotions fortes, les sentiments ou « humeurs » qu’elles engendrent, créent un contexte dans lequel tout travail a lieu, influençant dès lors celui-ci (de manière plus ou moins forte et bénéfique). N’importe quelle tâche peut donc être influencée ou modifiée par les émotions. Ces dernières nous donnent d’ailleurs des renseignements sur l’avancement de notre travail et la difficulté de celui-ci4. Plus largement, les émotions sont liées à l’autorégulation et prédisent par exemple les performances académiques des étudiants6.
La régulation émotionnelle, un facteur clé
Comme les émotions jouent un rôle essentiel dans nos apprentissages, leur régulation présente un rôle crucial pour notre efficacité et notre épanouissement. En effet, en plus d’éprouver des émotions, nous pouvons intervenir sur notre expérience émotionnelle (de manière automatique ou volontaire). Ainsi les émotions peuvent être inhibées, amplifiées, ou encore modifiées dans leur expression7.
Cette régulation émotionnelle peut se situer sur le plan comportemental, expressif, ou encore sur le plan du ressenti (expérience subjective). Cette capacité d’autorégulation est par ailleurs une composante essentielle de l’intelligence émotionnelle8. Les émotions peuvent donc être le sujet d’une régulation volontaire, même si elles sont bien souvent régulées de manière automatique.
En clair, les émotions positives permettent de renforcer l’intérêt pour le travail mené9, et certaines émotions négatives peuvent également être mobilisatrices6[10] (de manière plus limitée cependant4). Dans ce cas, l’objectif est d’en prendre conscience et de les désactiver si elles ne sont pas constructives. Pour plus d’efficacité et d’épanouissement, nous avons donc tout intérêt à réguler correctement nos émotions étant donné leurs effets multiples sur nos comportements10,11.
Vivre ses émotions, sans en être esclave
Mais attention, je ne vous encourage pas à supprimer toute émotion et à vivre comme un robot, bien au contraire ! Les émotions ont une utilité indéniable car elles nous donnent des informations précieuses sur ce qu’il se passe en nous et autour de nous. Il ne s’agit donc pas de ne plus rien éprouver, mais justement de pleinement ressentir les émotions quand cela nous paraît pertinent et nous sert. Dans d’autres situations, on les prendra en compte sans se laisser submerger, afin d’éviter un éventuel effet contre-productif des émotions.
C’est en somme exactement ce que prône le travail de pleine conscience et de méditation. Dans ces pratiques, on cherche à observer ce qui se passe en nous afin de réintroduire un espace de liberté par rapport à nos pensées et à nos émotions. On peut alors choisir de savourer pleinement une émotion, ou au contraire de prendre en compte ce que celle-ci nous indique afin d’agir en conséquence, tout en la régulant.
Pour compléter : une vidéo sur l’aspect culturel des émotions
Enfin, la manière dont on nomme et ressent les émotions change en fonction des périodes historiques et des cultures, notamment pour les émotions qui sont élaborées à partir d’un mélange particulier de diverses émotions primaires ou secondaires. En effet, la langue, l’environnement et certains points de focalisation culturels altère l’expérience subjective des émotions.
Si vous voulez en savoir plus, vous pouvez regarder la vidéo de Tiffany Watt Smith sur le sujet (en anglais, sous-titres français disponibles).
Prenez donc le temps d’explorer le vaste sujet des émotions. Mieux les connaître vous permettra de mieux les identifier, mais aussi de mieux les réguler (pour plus d’efficacité) et enfin de mieux les savourer !
Références
Voir les références
- Scherer, K., R., & Sangsue, J. (2004). Le système mental en tant que composant de l’émotion. In G. Kirouac (Éd.), Cognition et Émotions (p. 11‑36). Imprensa da Universidade.
- Hess, U. (2004). Émotion ressentie et simulée. In Kirouac, Gilles (Éd.), Cognition et Émotions (p. 115‑128). Imprensa da Universidade.
- Kappas, A., Descôteaux, J., & Kirouac, G. (2004). Les promesses et limites de l’étude de l’émotion en laboratoire. In Cognition et Émotions (p. 129‑156). Imprensa da Universidade.
- Cowen, A. S., & Keltner, D. (2017). Self-report captures 27 distinct categories of emotion bridged by continuous gradients. Proceedings of the National Academy of Sciences, 114(38), E7900‑E7909.
- Rolls, E. T. (2007). Emotion, Higher Order Syntactic Thoughts, and Consciousness. In L. Weiskrantz & M. K. Davies (Éds.), Frontiers of Consciousness (p. 131‑167). Oxford University Press.
- Efklides, A., & Petkaki, C. (2005). Effects of Mood on Students’ Metacognitive Experiences. Learning and Instruction, 15(5), 415‑431.
- Ricci Bitti, P. E. (2004). La régulation des comportements expressifs émotionnels. In G. Kirouac (Éd.), Cognition et Émotions (p. 157‑170). Imprensa da Universidade.
- Salovey, P., & Mayer, J. D. (1990). Emotional Intelligence. Imagination, Cognition, & Personality, 9(3), 185‑211.
- Pekrun, R., Goetz, T., Titz, W., & Perry, R. P. (2002). Academic Emotions in Students’ Self-Regulated Learning and Achievement : A Program of Qualitative and Quantitative Research. Educational Psychologist, 37(2), 91‑105.
- Efklides, A. (2006). Metacognition and affect : What can metacognitive experiences tell us about the learning process? Educational Research Review, 1(1), 3‑14.
- Cosnefroy, L. (2011). L’apprentissage autorégulé, entre cognition et motivation : Déontologie et identité. Presses universitaires de Grenoble.
Merci d’être passé(e) sur le site et d’avoir pris le temps de lire cet article ! J’espère que vous l’avez apprécié.
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Très intéressant et instructif
Merci Christiane 🙂
Trop belle la roue des émotions
C’était intéressant
Bonjour, Merci pour cet article de vulgarisation très clair. Je suis diététicienne, et la psychologie, bien qu’elle ne soit pas de mon ressort me semble être un point de compréhension non négligeable à appréhender. Encore plus dans mon travail auprès des enfants. Aussi, auriez-vous des références à me conseiller pour aborder ces notions de façon plus approfondie (le livre de Robert Plutchik est inabordable financièrement !). Ou seule la lecture de l’article américain est-elle suffisante ? Peut-être pourriez-vous déjà m’éclairer ? : j’ai du mal à comprendre à quoi correspondent les sentiments dans le modèle de M. Plutchik et d’autant plus dans cette étude américaine. Est-ce une erreur de tenter de les distinguer, comme c’est le cas en début d’article… Voir plus »
Bonjour Céline, Merci beaucoup pour votre commentaire. Effectivement, les émotions sont un des élément très importants dans le rapport à la nourriture. Sans parler de troubles alimentaires, elles jouent un rôle évident dans notre manière de nous alimenter. Pour répondre à votre question, il y a réalité deux définitions du terme “sentiment”. Dans l’acception scientifique des émotions, on utilise ce terme pour parler de l’aspect “expérience subjective” ou “mentale” des émotions et distinguer cela des aspects physiologiques et comportementaux. Dans le langage courant, on parle de sentiments pour parler d’émotions récurrentes. Donc votre compréhension n’est pas erronée, tout dépend du point de vue duquel on se place. La différence entre l’approche de Plutchik et les études plus récentes tient surtout… Voir plus »
Bonjour,
Help ! Que répondre à cette question d’une enfant de 7 ans et demi ? ” Quel est le nom de l’émotion quand on ressent à la fois (en même temps)de la joie et de la tristesse ?” ” Je n’ai pas école demain, je suis triste et à la fois contente”.
En vous remerciant par avance de votre réponse et de votre aide.
Bonjour,
Merci pour votre commentaire Ariane. À ma connaissance, le terme qui correspondrait le mieux à cela en français serait “doux-amer”. Il existe rarement des termes pour les émotions ou ressentis plus complexes comme celui que vous décrivez. Certaines langues sont en revanche mieux pourvues que d’autres en la matière 🙂
Bonjour, votre article est très intéressant et complet. Il y a cependant quelques petites choses que je ne suis pas sûr d’avoir comprises : -dans la roue des émotions vous parlez de huit émotions repérées mais j’en vois au moins 9. De plus, avec les émotions secondaires et tertiaires, cela ne fait il pas 27 en tout ? (3×9)
– vous parlez des émotions tertiaires mais elles n’apparaissent pas dans votre roue, quelles sont-
elles ?
– enfin, les 27 émotions repérées dans l’etude américains sont-elles les mêmes que celles du cercle des émotions ?
Merci encore ! Cédric
Merci pour votre commentaire Cédric. Pour les émotions primitives, ce sont celles qui sont au centre du schéma, qui sont bien au nombre de 8. On les retrouve au niveau suivant de manière plus subtile et affinée (plus l’intensité baisse plus elles sont vers la pointe). Il y a ensuite un ensemble d’émotions qui correspondent à des mélanges proches (émotions primaires visibles sur le schéma), ou plus ou moins éloignés (secondaires et tertiaires, non représentées). Les mélanges secondaires par exemple sont le mélange de deux émotions séparées par une branche. Il faudrait une représentation en 3 dimensions pour les représenter de manière lisible ici. Quant aux 27 émotions, certaines sont communes, mais pas toutes. En fait on retrouve des mélanges… Voir plus »
Bonjour,
Votre post est clair, aussi bien construit que documenté. Il permet d’avoir une information complète et rapide qui donne envie d’aller plus loin.
Merci donc pour votre regard et votre synthèse.
Bonjour Paloc,
Merci d’être passé sur le site et merci beaucoup pour votre commentaire !
Au plaisir de vous croiser sur le blog,
Bastien