Notre quotidien est fait de multiples prises de décisions. Nous sommes soumis à des choix en permanence, et dans l’immense majorité des cas, nous tranchons de manière automatique. Dans le marketing et les politiques publiques, on l’a bien compris. Du supermarché au bureau, de notre assiette aux choix financiers, les nudges jouent depuis quelques années un rôle significatif mais néanmoins subtil dans nos vies.
Voyons en quoi consistent ces incitations, ces “coups de pouce“, et comment ils peuvent être utilisés à notre avantage.
Les nudges, c’est quoi ?
Popularisés par l’économiste Richard Thaler, qui a reçu le prix Nobel pour ses travaux sur le sujet, les nudges sont des incitations douces, des coups de pouce qui orientent les comportements, sans les contraindre.
Il s’agit d’interventions faciles à éviter qui guident les choix sans interdire d’options ni proposer d’incitations économiques1. De manière plus précise, on peut dire qu’il s’agit2,3,4 :
- d’influencer les jugements, choix ou comportements ;
- en exploitant les biais cognitifs, routines et habitudes des individus ;
- sans contrainte ni limiter les options disponibles et sans proposer de contrepartie financière ;
- tout en ayant un objectif final positif pour l’individu et la collectivité.
Le nudge est donc avant tout un dispositif mis en place par les pouvoir publics ou des organisations privées pour orienter les comportements dans des directions positives précises.
Pourquoi cette démarche devient de plus en plus populaire ?
La théorie des nudges (aussi appellée théorie du “paternalisme libertarien”) est intéressante car elle est peu coûteuse. On se contente de modifier l’architecture des choix4,5 de manière subtile. On procède à des changements légers dans un environnement précis pour transformer les comportements (ex : ajout d’un objet, modification d’un affichage, etc.).
L’autre intérêt de cette démarche réside dans son aspect non restrictif, non contraignant. On n’impose pas “la” bonne option, on fait simplement en sorte que celle-ci soit plus souvent sélectionnée.
En clair, pour une collectivité ou une entreprise, il s’agit d’orienter les individus vers des choix positifs, sans les contraindre, et à moindre coût. Plutôt intéressant donc.
Les fonctionnement des nudges
Bien évidemment, pour celui qui s’intéresse un tant soit peu à la psychologie, il n’y a rien de bien nouveau ici. En effet, les nudges s’appuient sur des mécanismes identifiés par cette discipline depuis de nombreuses décennies5.
Mais de quels mécanismes s’agit-il, au juste ? Au quotidien, il est impossible de prendre des décisions conscientes pour tout. Afin de faire face aux milliers de choix auxquels nous sommes confrontés nous développons donc des automatismes. Et ces derniers s’appuient sur ce qu’on appelle des “heuristiques“. Les heuristiques sont des raccourcis qui nous permettent de résoudre des problèmes rapidement et correctement, la plupart du temps. Toutefois, ces mécanismes sont soumis aux biais cognitifs : on peut faire des erreurs, et ces biais peuvent être exploités par des tiers. Au vu de l’efficacité des heuristiques et des automatismes, il est donc plus facile de s’appuyer sur ces derniers quand on cherche à changer de comportements, plutôt que de compter sur des processus contrôlés, conscients et rationnels4.
Il existe toutefois un autre élément qui vient enrichir la démarche des nudges. Il s’agit du principe d’affordance. Ce concept fait référence au fait qu’un objet ou un système puisse directement suggérer son utilisation via ses caractéristiques physiques. Tout ceci va permettre de construire ces “coups de pouce” de manière efficace.
Ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est qu’il n’existe de toute manière pas de design “neutre”4. Un environnement va toujours induire des interprétations, des pensées et des actions. Bien sûr, d’un individu à l’autre, les choses peuvent varier. Il n’empêche que certains usages et comportements sont culturellement, voire même universellement partagés. Certaines incitations bien conçues et bien placées ont donc la capacité d’orienter massivement les comportements des individus.
Créer des nudges
Afin de pouvoir construire une incitation qui va orienter les comportements, on peut s’appuyer sur le modèle de l’interaction agent/environnement5. Ici, un agent (un individu) agit dans un environnement donné pour obtenir des résultats selon son modèle mental (ses représentations, automatismes et objectifs). Il existe alors plusieurs points d’intervention possibles (de gauche à droite sur le schéma) :
- Intervenir sur la probabilité d’action. Identifier les modifications environnementales qui vont influer sur le schéma d’action d’un agent et donc sur ses comportements (ex : augmenter la récompense perçue pour une action donnée).
- Modifier l’association action/résultat. Changer un élément dans l’environnement qui va modifier le lien entre une action et son résultat (ex : l’effort requis pour obtenir un produit).
- Changer l’éventail de résultats possibles. En changeant le nombre de résultats existants ou en modifiant le fait que certaines actions permettent d’obtenir des résultats, on va altérer les actions des agents (ex : rendre une option plus ou moins disponible).
- Altérer la valeur du résultat. Ici, il s’agit de rendre un résultat plus ou moins intéressant par rapport à une situation précédente ou habituelle.
- Transformer l’état environnemental. Modifier l’environnement pour que des actions identiques aboutissent à une perception différente de l’environnement (ex : réduire subtilement la taille des assiettes dans un buffet pour qu’elles soient remplies plus vite).
Pour créer un nudge, on peut ainsi5 :
- Modifier un élément en termes de présence (disponibilité) ou de localisation (position)
- Modifier les propriétés d’un élément en termes de fonctionnalités, de présentation, de taille et d’informations disponibles
Il faut souligner le fait que dans la plupart du temps, les nudges agissent à plusieurs niveaux et activent plusieurs leviers.
Les différents types de nudges
Tout d’abord, les nudges diffèrent en fonction de leur finalité2 :
- Les nudges pro-soi. Leur but est d’apporter du positif à la personne qu’on va inciter. Ils cherchent à écarter les gens de comportements irrationnels qui ont des conséquences négatives sur leur bien-être à long-terme.
- Les nudges pro-sociaux. L’objectif est ici d’avoir un effet positif sur la société en éloignant les personnes des comportements qui portent atteinte au bien commun. Cela a aussi souvent un effet positif direct ou premier pour le décideur (celui qui met en place le nudge).
- Les nudges commerciaux. Ici on cherche à orienter les gens vers des choix qui bénéficient aussi directement au décideur. Beaucoup de techniques marketing s’apparentent à des nudges en exploitant les biais cognitifs pour inciter à la dépense. Pour que ces démarches soient considérées comme des nudges, il faut qu’elles soient positives pour le vendeur ET le consommateur (ex : orienter vers le meilleur produit et en vendre plus ; orienter vers le choix de nourriture le plus sain, qui est aussi celui qui permet d’avoir une meilleure marge ; etc.).
On peut également classer les nudges selon leur nature, et les biais cognitifs sur lesquels ils s’appuient. Cela aboutit à 4 grandes catégories de nudges.
1. Les nudges par défaut
Un nudge par défaut consiste à définir une option pré-sélectionnée qui s’applique automatiquement à moins que l’individu ne prenne une décision active pour la changer. Cela tire parti du biais cognitif lié au choix par défaut : les gens ont tendance à préférer la voie de moindre résistance et à conserver les options standards.
Par exemple, depuis le 1er janvier 2017, le don d’organe est devenu le choix par défaut en France, à moins de faire une démarche explicite pour le refuser.
2. Les nudges de cadrage
Un nudge de cadrage consiste à exposer une information ou un choix de manière à influencer la perception et la décision de l’individu. Cela repose sur l’effet de cadrage : en fonction de la manière dont l’information est formulée ou présentée, nous ne prenons pas la même décision.
Deux types de cadrages existent. On peut par exemple modifier le contexte pour qu’il soit ludique. Les escaliers de plusieurs stations de métro dans le monde ont par exemple été modifiés pour produire de la musique et ressembler à un piano géant. Cela incite plus de personnes à les emprunter en lieu et place de l’escalator.
On peut aussi rendre un élément plus disponible. Ainsi, quand des aliments sains sont plus accessibles, ils sont aussi davantage consommés5.
3. Les nudges d’ancrage
Un nudge d’ancrage consiste à présenter un chiffre ou une valeur initiale qui influence ensuite les évaluations et décisions ultérieures. Cela exploite le biais cognitif du même nom. En effet, les gens tendent à s’appuyer fortement sur la première information qu’ils reçoivent pour évaluer des informations suivantes.
De manière non positive, c’est ce qu’on retrouve avec le fameux “prix barré” : un tarif initial qui nous fait évaluer le prix de vente affiché comme une bonne affaire. Même si, très souvent, le prix d’origine n’a jamais été appliqué.
Dans le cadre plus positif des nudges, on peut citer l’affichage du don moyen offert à une association caritative. La communication de ce chiffre incite les gens à donner, à s’aligner sur ce chiffre, voire à donner plus que ce montant3.
4. Les nudges d’information
Un nudge d’information consiste à fournir des informations pertinentes et accessibles qui aident les individus à prendre des décisions éclairées. C’est le biais cognitif de disponibilité qui est exploité ici. En effet, dans la plupart des cas, nous prenons des décisions en fonction des informations immédiatement à notre disposition.
C’est toute l’idée derrière le nutri-score, les avertissements sur les paquets de cigarettes, le rappel envoyé pour le contrôle dentaire ou les courriers pour le dépistage de certains cancers. L’information peut être un élément ajouté, retiré, modifié, des chiffres, des symboles ou des images qui transmettent une information précise5.
Des effets avérés ?
Si les nudges sont intégrés aux politiques publiques et enseignés dans les cours de marketing, c’est justement parce qu’ils produisent des résultats. Même s’ils sont souvent exploités dans une version “négative” (au seul bénéfice de l’entreprise qui les met en place), il n’en reste pas moins que leur efficacité est avérée.
C’est pourquoi les nudges sont mobilisés dans différents domaines. C’est le cas pour la promotion des comportements de santé, les incitations à mettre de côté pour préparer sa retraite, l’adoption de comportements pro-environnement, le recouvrement de l’impôt2, etc. Dans le cas de maladies chroniques, s’appuyer sur les nudges peut aussi inciter les patients à mieux s’auto-réguler en mettant en place une activité physique plus fréquemment6. Enfin, dans le domaine des comportements alimentaires, ils ont également un effet significatif lorsqu’ils exploitent sur plusieurs biais cognitifs à la fois4.
Mais les nudges ne sont pas toujours suffisants et ne provoquent pas nécessairement des changements massifs. Ils peuvent même s’avérer contre-productifs…
La réactance psychologique
Certaines incitation peuvent créer l’effet inverse à celui recherché. Quand la démarche devient trop visible pour un individu, ce côté “paternaliste” peut créer de l’irritation, voire un sentiment de manipulation. C’est ce qu’on appelle la réactance psychologique2. Ce phénomène se traduit par des efforts cognitifs et comportementaux pour restaurer la liberté de l’individu, tout en générant des émotions inconfortables, voire hostiles3.
Ainsi, malgré la popularité grandissante du phénomène, il est aussi sujet aux critiques, notamment de par son aspect potentiellement manipulatoire. Les nudges violeraient de manière non transparente l’autonomie de l’individu et sa capacité à faire des choix. Ce ne serait donc pas une démarche éthique.
Par exemple, quand on met une taxe pour limiter la consommation d’un produit, cela est explicite et oblige le gouvernement à se justifier. Mais quand on change le système d’un opt-in à un opt-out (comme pour le don d’organe), cela exploite un biais cognitif. Et les gens n’en n’ont alors souvent pas conscience et ne peuvent donc pas s’y opposer.
Rendre les nudges transparents
Comment alors exploiter les biais cognitifs pour le bien commun sans créer de phénomène de rejet ? Comment conserver une certaine éthique ?
En rendant les nudges explicites.
Si certains affirment que cela annule purement et simplement leurs effets, voire créerait davantage de réactance psychologique, ce n’est pas ce que semble montrer la recherche3. Le fait d’être transparent sur la mise en place de nudges ne réduit pas leur efficacité et peut même l’augmenter. Il faut toutefois garder à l’esprit que les travaux scientifiques sur le sujet sont encore récentes et que d’autres investigations seront nécessaires pour attester définitivement de la validité de cette démarche2.
Il n’en reste pas moins qu’utiliser les nudges tout en étant explicite, c’est-à-dire en informant sur leur fonctionnement et leurs objectifs, semble être une piste intéressante pour combiner efficacité et éthique.
Appliquer les nudges dans sa vie quotidienne
Même si les nudges sont plutôt une visée collective, il est tout de même possible de les exploiter de manière individuelle. Après tout, reconfigurer son environnement en utilisant les biais cognitifs de manière positive est une excellente manière de mettre en place des habitudes ou des comportements plus positifs à la maison ou au travail. Voyons ensemble quelques pistes pour faire cela.
Changer d’habitudes alimentaires
Si vous souhaitez mangez plus sainement, vous pouvez tout à fait modifier quelques éléments pour vous pousser dans la bonne direction :
- Rendez les aliments sains plus facile d’accès. Faites en sorte de les voir en premier en ouvrant vos placards ou votre frigo. Vous pouvez même ne pas acheter certains aliments pour ne pas les avoir facilement à disposition.
- Changez la taille des assiettes. Si vous réduisez légèrement la taille des contenants, vous aurez l’impression de manger plus, ou autant, tout en limitant vos apports caloriques.
- Acheter des aliments en petites portions plutôt qu’en gros pots. C’est moins économique et moins écologique, mais cela permet de mieux doser les portions.
Faire des économies et épargner
Dans le domaine financier, les nudges peuvent aussi vous aider.
- Créez des choix par défaut, des virements d’épargne automatiques. Les annuler vous coûtera de l’énergie et vous aurez probablement tendance à les laisser courir.
- Utilisez les applications d’arrondis. Ces dernières permettent de mettre quelques centimes de côté pour chaque transaction réalisée avec votre carte bleue.
- Appuyez vous sur des applications de cashback, comme iGraal ou Joko pour récupérer un peu d’argent lors de vos achats en ligne.
- Visualisez votre budget pour mieux prendre conscience de vos dépenses et prendre de meilleures décisions. Vous pouvez utiliser des applications comme Linxo ou Bankin pour faire cela.
Augmenter sa productivité
Votre productivité peut aussi bénéficier de quelques nudges bien construits.
- Affichez vos objectifs principaux pour les avoir sous les yeux en permanence.
- Dans le même ordre d’idées, créez votre carte au trésor et affichez-la pour vous motiver.
- Appuyez vous sur l’effet Zeigarnik et laissez en évidence des éléments en lien avec des tâches non terminées pour vous y remettre plus facilement ensuite.
- Trouvez des modèles ou des images qui vous inspirent et affichez-les dans les endroits pertinents pour vous pousser à agir en fonction de vos objectifs.
Conclusions
Nos automatismes sont une chance car ils facilitent notre vie, la plupart du temps. Mais il n’en reste pas moins que nous sommes tous soumis aux biais cognitifs, biais qui peuvent être exploités à bon ou à mauvais escient. Mettre en place des nudges, dans leur version d’origine, c’est-à-dire positive, est plutôt une bonne manière d’orienter les comportements pour le bien commun et individuel. Mais ce type de démarche non explicite peut poser des problèmes éthiques. La bonne nouvelle, c’est que la recherche semble montrer que même lorsque la démarche est transparente, elle reste efficace.
Rendre nos environnements plus ludiques, plus agréables et plus sains, notamment via ces petites incitations est donc quelque chose de bénéfique (tant qu’il ne s’agit pas d’un “cache-misère” pour pallier un sous-investissement global dans les services publics, par exemple). Mieux encore, il est possible de s’appuyer sur ces mécanismes et de modifier soi-même son environnement à son propre avantage. Alors n’hésitez pas à vous donner un petit coup de pouce pour que vos biais cognitifs jouent en votre faveur !
Références
Références
- Thaler, R. H., & Sunstein, C. R. (2021). Nudge : Improving decisions about money, health, and the environment (Final edition). Penguin Books, an imprint of Penguin Random House LLC.
- Congiu, L., & Moscati, I. (2022). A review of nudges : Definitions, justifications, effectiveness. Journal of Economic Surveys, 36(1), 188‑213. https://doi.org/10.1111/joes.12453
- Bruns, H., Kantorowicz-Reznichenko, E., Klement, K., Luistro Jonsson, M., & Rahali, B. (2016). Can Nudges Be Transparent and Yet Effective? SSRN Electronic Journal. https://doi.org/10.2139/ssrn.2816227
- Broers, V. J. V., De Breucker, C., Van Den Broucke, S., & Luminet, O. (2017). A systematic review and meta-analysis of the effectiveness of nudging to increase fruit and vegetable choice. European Journal of Public Health, 27(5), 912‑920. https://doi.org/10.1093/eurpub/ckx085
- Marteau, T. M., Fletcher, P. C., Hollands, G. J., & Munafò, M. R. (2020). Changing Behavior by Changing Environments. In M. S. Hagger, L. D. Cameron, K. Hamilton, N. Hankonen, & T. Lintunen (Éds.), The Handbook of Behavior Change (1re éd., p. 193‑207). Cambridge University Press. https://doi.org/10.1017/9781108677318.014
- Möllenkamp, M., Zeppernick, M., & Schreyögg, J. (2019). The effectiveness of nudges in improving the self-management of patients with chronic diseases : A systematic literature review. Health Policy, 123(12), 1199‑1209. https://doi.org/10.1016/j.healthpol.2019.09.008
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