Lorsqu’on est fatigué, qu’une tâche est rébarbative ou ne suscite pas notre intérêt, il arrive qu’on se perde dans ses pensées. Ce phénomène, aussi connu sous le terme de rêverie, consiste en une perte de focalisation sur l’activité en cours. L’attention est alors réorientée vers des pensées plus ou moins structurées, réalistes et agréables. Pendant longtemps, on a considéré qu’il s’agissait d’un phénomène globalement contre-productif, voire néfaste. Or des travaux récents montrent que la réalité est bien plus complexe que cela. Se perdre dans ses pensées est parfois même une excellente manière de trouver des solutions…
En quoi consiste le phénomène ?
Les recherches sur le sujet proviennent majoritairement du monde anglo-saxon. En anglais, on parle assez indifféremment de “daydreaming” (rêverie) ou de “mind wandering” (esprit qui vagabonde ; fait de se perdre dans ses pensées). Bien sûr, il existe parfois de subtiles différences de définition dans les travaux, mais globalement, on peut résumer le fait de se perdre dans ses pensées par les caractéristiques suivantes1 :
- Le phénomène se produit la plupart du temps sous la forme d’imagerie visuelle ou de discours interne.
- Il présente un biais émotionnel légèrement positif (il porte plutôt des sujets agréables que désagréables).
- Il traite majoritairement d’événements spécifiques et très réalistes.
- On peut se perdre dans ses pensées involontairement ou de façon plus délibérée.
- Les pensées peuvent y être très fragmentées ou plus structurées et organisées sous forme de séquences.
- Ce phénomène ne consiste pas forcément en des pensées répétitives, même si des thématiques pertinentes et importantes pour l’individu ont tendance à réapparaître d’un épisode à l’autre.
- Il implique plutôt un point de vue à la première personne qu’à la troisième personne.
- Enfin, il Inclut quasiment toujours des éléments liés à soi, mais intègre aussi fréquemment d’autres personnes et des situations sociales.
Cette première description montre déjà que deux épisodes de rêverie peuvent être très dissemblables. C’est parce qu’ils ont d’abord considéré le phénomène comme uniforme que les scientifiques ont retenu uniquement son aspect négatif. En réalité, on sait aujourd’hui qu’on regroupe sous la même appellation plusieurs états mentaux qui repose sur des fonctions cognitives et des circuits neuronaux distincts2. Voyons justement ce qui distingue le négatif du positif dans la rêverie, en commençant par le versant le plus étudié jusqu’à maintenant.
L’aspect négatif
Comme je l’avais déjà souligné dans un billet de 2015, le fait de se perdre dans ses pensées de manière répétée, involontaire et sur des sujets de préoccupation est rarement une bonne chose. Cela nous rend bien sûr moins productifs3, mais peut également avoir un impact négatif marqué sur l’humeur et les émotions4.
Par exemple, si vous n’arrêtez pas de “divaguer” quand vous lisez un document, l’effet néfaste que cela a sur votre lecture devient vite évident. Vous progressez moins vite, vous devez relire des passages que vous n’avez lu qu’en surface, et vous perdez du temps. Si de surcroît vos pensées vous ramènent à des “ruminations” sur des préoccupations ou des affaires non résolues, il est clair que cela ne va pas vous être bénéfique.
Et comme toujours, si ce phénomène devient récurrent, nos compétences en la matière évoluent rapidement. Cela signifie qu’il devient plus difficile de contrôler ses réponses automatiques et de se concentrer sur ce qu’on a à faire. C’est notamment ce que l’on cherche à combattre quand on se recentre sur l’instant présent, que ce soit en entraînant son attention, en limitant les perturbations ou en s’organisant.
Néanmoins, nous savons tous d’expérience que le fait de se perdre dans ses pensées ne se résume pas à cet aspect. En effet, cela peut également être agréable et utile.
Le côté positif
Depuis quelques années, la recherche a bien identifié la différence qualitative qui existe entre la rumination déprimante et la rêverie agréable2. Ce dernier type de “vagabondage mental” peut même nous rendre plus heureux et plus créatif si on procède de la bonne manière.
Le contenu des pensées
Premier élément d’importance qui distingue la version positive de la version négative du phénomène : le contenu des pensées. Tout d’abord, de manière assez évidente, se perdre dans ses pensées peut améliorer l’humeur si cela concerne des sujets qui nous intéressent et nous captivent positivement5. De même, lorsque notre rêverie concerne l’avenir, notre humeur s’en trouve généralement améliorée. À l’inverse, se concentrer sur le passé (même quand il s’agit de contenu positif) a plutôt un effet néfaste sur l’humeur6.
Deuxièmement, c’est l’aspect social qui va déterminer l’effet émotionnel de la rêverie. Penser à des situations impliquant des personnes proches est ainsi lié à une plus grande satisfaction dans la vie. En revanche, si la rêverie concerne des personnes plus distantes dans notre réseau relationnel, on observe plus de solitude et moins de soutien social chez les individus7. Ces relations fonctionnent bien sûr dans les deux sens, restent modestes, et dépendent de la fréquence et de l’intensité des épisodes de rêverie.
Ce qu’on peut retenir ici c’est que quand les pensées concernent des proches, l’avenir ou mêmes des scénarios plus fantastiques, l’impact émotionnel sera plutôt positif.
Un coup de pouce à la créativité
Bien sûr, dès lors qu’on écarte l’aspect “rumination” , la rêverie peut nous ouvrir des horizons bien plus larges qu’une pensée rationnelle et logique. Elle favorise ainsi l’imagination, la sortie des habitudes de pensée et permet même de résoudre des problèmes complexes en identifiant des solutions non-conventionnelles.
Des travaux récents ont ainsi démontré que les personnes qui s’adonnent à l’a rêverie de manière positive sont meilleures à des tâches de créativité8. Cela aide en effet à avoir des intuitions, contrairement à une approche purement analytique. Mais seulement quand il s’agit de problèmes dits “ouverts”, qui peuvent tirer parti de la créativité. Pour que cela fonctionne, il faut en revanche plutôt s’adonner à une rêverie “fantastique” ou, à tout le moins, à une rêverie ayant du sens et un intérêt pour soi. C’est ce qui permet de stimuler notre fibre créative9. L’essentiel est de laisser libre cours à son imagination et de se détacher des préoccupations quotidiennes. Si vous pensez aux courses que vous avez à faire ou aux coups de fil que vous devrez passer dans une heure, votre créativité ne risque pas d’en bénéficier.
Comment “bien” se perdre dans ses pensées ?
Il n’y a sans doute pas de manière idéale et unique de se perdre dans ses pensées, mais probablement des épisodes qui ont un impact plus positif que d’autres.
Tout d’abord, c’est le moment de l’épisode qui compte. Se perdre dans ses pensées peut être profitable quand on exécute des tâches banales, automatiques et qui ne nécessitent pas notre attention pleine et entière. Dans tous les autres cas, il peut y avoir un risque, allant de la perte de productivité à l’accident.
Deuxièmement, nous l’avons vu, le contexte et le contenu de la rêverie comptent pour favoriser une humeur positive ou la créativité. S’autoriser des pauses pour se perdre dans ses pensées n’est donc pas une mauvaise idée et peut permettre de recharger les batteries. L’idée est de se créer des moments et des espaces pour s’adonner à la rêverie. En veillant, bien entendu, à ne pas tomber dans l’excès. Comme ce phénomène naturel est utile pour la planification autobiographique, la résolution créative de problèmes et la gestion de l’humeur, il est intéressant de l’intégrer de manière équilibrée à notre quotidien.
Les bases neurologiques de la rêverie
Maintenant que nous avons exploré les deux versants du phénomène, intéressons-nous un peu plus à son fonctionnement. En étudiant notre cerveau, des chercheurs ont pu mesurer une réelle différence d’activité électrique cérébrale entre ces deux types de rêverie10 :
- Le fait de se perdre dans ses pensées de manière “contrainte” et focalisée (ruminer).
- La rêverie qui consiste à passer d’une pensée à l’autre de manière fluide, où les « mouvements » sont libres.
Dans le deuxième cas, on observe une augmentation des fréquences alpha, liées notamment à de meilleures performances pour les tâches créatives. Ceci repose sur les circuits neuronaux du « mode par défaut » de notre cerveau. Mais là où les choses sont surprenantes, c’est que le fait de se perdre dans ses pensées active à la fois le réseau du mode par défaut et celui du mode focalisé, alors qu’on pensait qu’ils étaient antagonistes11 (pour en savoir plus sur ces “modes” , vous pouvez consulter cet article).
Ceci montre que notre cerveau établit des connexions de manière plus libre entre des sujets (mode par défaut) tout en résolvant des problèmes (mode focalisé). Notre cortex est donc occupé à des tâches complexes pendant un épisode de rêverie.
Enfin, on peut noter que ce phénomène surprenant est plus prononcé quand on se perd dans ses pensées sans en avoir conscience11. Si on prend conscience du phénomène en cours, cela a en effet tendance à restreindre un peu le champ des possibles, ce qui réduit nécessairement les capacités créatives.
Conclusions
Spontanément, on considère que la rêverie est constituée de pensées sur des sujets aléatoires, sans sens personnel quelconque. En réalité, ce phénomène serait le produit d’un système cognitif et neuronal précis et jouerait un rôle dans notre fonctionnement cognitif quotidien (planification, génération d’idées créatives, mémoire prospective, régulation de l’humeur et des émotions)1.
Pour la plupart d’entre nous, la rêverie a tendance à porter sur des sujets agréables, positifs, précis et très réalistes. Néanmoins, le risque de pensées négatives, de rumination, ou de perte de concentration que peut entraîner ce phénomène n’est pas à négliger. Comme toujours, il n’y a pas qu’une seule facette à un processus psychophysiologique, et il s’agit de s’appuyer intelligemment sur ce dernier dans une perspective d’épanouissement personnel plutôt que pour entretenir et générer des émotions négatives.
Je vous invite donc à prendre le temps de rêver, de vous perdre dans des pensées fantastiques, de penser à l’avenir et à vos proches, et ce régulièrement. Vous en ressortirez plus motivé(e), de meilleure humeur et, qui sait, vous trouverez peut-être enfin la solution à un problème qui vous agace depuis longtemps !
Références
- Stawarczyk, D. (2018). Phenomenological Properties of Mind-Wandering and Daydreaming (K. Christoff & K. C. R. Fox, Éds.; Vol. 1). Oxford University Press.
- Wang, H.-T., Poerio, G., Murphy, C., Bzdok, D., Jefferies, E., & Smallwood, J. (2018). Dimensions of Experience : Exploring the Heterogeneity of the Wandering Mind. Psychological Science, 29(1), 56‑71.
- McVay, J. C., & Kane, M. J. (2009). Conducting the train of thought : Working memory capacity, goal neglect, and mind wandering in an executive-control task. Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition, 35(1), 196‑204.
- Killingsworth, M. A., & Gilbert, D. T. (2010). A Wandering Mind Is an Unhappy Mind. Science, 330(6006), 932‑932.
- Franklin, M. S., Mrazek, M. D., Anderson, C. L., Smallwood, J., Kingstone, A., & Schooler, J. W. (2013). The silver lining of a mind in the clouds : Interesting musings are associated with positive mood while mind-wandering. Frontiers in Psychology, 4.
- Ruby, F. J. M., Smallwood, J., Engen, H., & Singer, T. (2013). How Self-Generated Thought Shapes Mood—The Relation between Mind-Wandering and Mood Depends on the Socio-Temporal Content of Thoughts. PLoS ONE, 8(10), e77554.
- Mar, R. A., Mason, M. F., & Litvack, A. (2012). How daydreaming relates to life satisfaction, loneliness, and social support : The importance of gender and daydream content. Consciousness and Cognition, 21(1), 401‑407.
- Zedelius, C. M., & Schooler, J. W. (2015). Mind wandering “Ahas” versus mindful reasoning : Alternative routes to creative solutions. Frontiers in Psychology, 6.
- Zedelius, C. M., Protzko, J., Broadway, J. M., & Schooler, J. W. (2020). What types of daydreaming predict creativity? Laboratory and experience sampling evidence. Psychology of Aesthetics, Creativity, and the Arts.
- Kam, J. W. Y., Irving, Z. C., Mills, C., Patel, S., Gopnik, A., & Knight, R. T. (2021). Distinct electrophysiological signatures of task-unrelated and dynamic thoughts. Proceedings of the National Academy of Sciences, 118(4), e2011796118.
- Christoff, K., Gordon, A. M., Smallwood, J., Smith, R., & Schooler, J. W. (2009). Experience sampling during fMRI reveals default network and executive system contributions to mind wandering. Proceedings of the National Academy of Sciences, 106(21), 8719‑8724.
Merci d’être passé(e) sur le site et d’avoir pris le temps de lire cet article ! J’espère que vous l’avez apprécié.
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bonjour,
cela as du bon comme du négative.
la rêverie peut-être un sujet de planète non accessible.
Cordialement
Comme souvent il y a du positif et du négatif dans cette démarche, tout dépend de la manière dont on s’y adonne 🙂